la terrasse d’un resto parisien proche de la Bastille, Benoît Delépine et Gustave Kervern, les révolutionnaires de « Groland » (leur émission sur Canal Plus), ont surtout envie de s’attaquer à l’os à moelle qui leur fait de l’œil. Après un « tour d’Europe des clusters » qui les a menés de l’ours d’argent du festival de Berlin, à la Belgique, la Suisse et aux régions françaises, ils profitent d’un court passage simultané à Paris pour nous accorder un entretien et évoquer « Effacer l’historique », leur dernier long métrage.
Pourquoi avoir fait de vos héros des gilets jaunes ?
Gustave Kervern. Dans tous nos films, les personnages sont des losers de la classe moyenne, voire de la classe très, très moyenne. Nous nous intéressons aux exclus, aux déclassés. On nous accuse souvent de nous foutre de la gueule des pauvres. On ne peut pas empêcher les gens d’être médisants. Ce sont des personnages que nous croisons tout le temps, ne serait-ce qu’avec « Groland ». Nous sommes attirés par des gens comme nous.
Benoît Delépine. Heureusement, les choses se sont un peu arrangées depuis vingt ans mais, ce qui est désolant, c’est que nous représentons des gens majoritaires archiminoritaires à l’écran. Il y a eu toute une période du cinéma très parisienne – parfois inspirée, on ne peut pas tout mettre dans le même sac – qui a submergé l’ensemble. Nous sommes plus à même de parler de gens dont nous nous sentons proches. Ce n’est pas non plus un hasard si nous avons fait tourner Joël Séria ou Chabrol, des cinéastes de province qui ont montré des choses qui n’existaient pas dans le cinéma français, où les majoritaires sont considérés comme des marginaux par ceux qui décident et ont le pouvoir.
Pourquoi conservez-vous toujours une forme de tendresse pour vos personnages ?
Gustave Kervern. Ce qui arrive aux personnages est assez autobiographique. Ce sont nos propres problèmes. Nous ne sommes pas du tout cyniques. Il serait malheureux d’être condescendants. Nous aimons bien les losers.
Benoît Delépine. Nous tournons dans des décors réels. Cette fois, nous avons investi un lotissement près d’Arras. Nous avons fait la connaissance de ces gens. Il n’y avait déjà pas l’ombre d’un cynisme dans l’écriture. Quand, en plus, on les rencontre, il est impossible d’en avoir. Ce serait honteux. Ces gens nous ont beaucoup touchés. Ils étaient très généreux. Nous sommes allés de surprise en surprise.
Que raconte le film de la solitude ?
Benoît Delépine. Dans cette société qu’on critique, tout nous pousse à la solitude, à devenir des animaux d’élevage, regardant des séries qui n’en finissent pas, en commandant des pizzas. Au point qu’aller au cinéma devient un acte militant. Sept milliards de personnes font un concours d’ego en restant seules chez elles. Il y a quelque chose de paradoxal à appeler réseau social un truc qui nous pousse à rester seul chez soi.
En quoi votre travail au cinéma prolonge celui de « Groland » ?
Gustave Kervern. Ce n’est pas le même exercice. Dans les sketchs, il faut de l’efficacité pour être drôle en deux minutes. Au cinéma, on peut prendre son temps et diluer le gag. Les thèmes se retrouvent mais ce sont deux écoles totalement différentes, jouissives l’une et l’autre. Mais le cinéma est quand même mieux. On peut mettre des sentiments, de l’émotion, des silences. J’aime bien les films silencieux comme ceux d’Antonioni, un de mes cinéastes préférés, même si ça n’a rien à voir avec ce qu’on fait.
Benoît Delépine. « Groland » nous aide aussi. Souvent, nous faisons des choses assez « sensibles ». Il faut envoyer le scénario avant d’avoir l’autorisation. On arrive souvent à l’obtenir grâce aux Grolandais (les fans de l’émission – NDLR). Par exemple, dans « le Grand Soir » (2012), il y a un suicide par le feu dans un hypermarché. Autant vous dire que tout le monde nous a dit non. Sauf chez Carrefour, dont un membre de la direction qui se sentait grolandais nous a donné l’autorisation. Dans n’importe quel village, lorsque nous sonnons à une porte, le mec ouvre et crie : « Oh “Groland” ! » Dans le métro parisien, personne ne nous reconnaît.
Dans quelle mesure construisez-vous une œuvre ?
Benoît Delépine. C’est à notre corps défendant parce que, pour nous, réaliser était une aberration, un rêve inatteignable. Même quand on a réalisé « Aaltra » (leur premier film en 2004 – NDLR). Nous ne savions pas si ce serait un court ou un long métrage et nous avons carrément fait les festivals du monde entier. Le film a été apprécié. L’aventure a été extraordinaire, donc nous avons essayé de continuer. Sans plan préétabli, nous avons fait nos dix films donquichottesques. Si nous refaisons un film, ce ne sera plus dans cette veine parce que nous en avons vraiment fait le tour.
Gustave Kervern. Nous utilisons les tournages pour voir les gens que nous aimons beaucoup et pour travailler avec des gens que nous admirons. C’est l’occasion de bien se marrer et de faire des bons repas avec des copains.
Comment envisagez-vous la sortie ?
Gustave Kervern. Nous avons appris qu’en Belgique, dans cette période, le cinéma fait moins 90 % d’entrées. Nous allons au combat. Nous ne voulions pas mettre le film sur les plateformes. Pour le distributeur, la sortie est un peu flippante. Nous savons que nous allons faire beaucoup moins d’entrées que ce que nous espérions.
Benoît Delépine. Il y a tellement d’inconnues que c’est déjà une belle chose que le film sorte.
August 25, 2020 at 01:01AM
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« Nous aimons bien les losers » Cinéma - L'Humanité
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bien
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