Saturday, August 1, 2020

A Khabarovsk : «On voit bien que le pouvoir ne nous écoute pas» - Libération

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Mais pourquoi la Russie, si elle est capable d’envoyer des hommes dans l’espace, n’a-t-elle toujours pas inventé le caniveau ? Il pleut des cordes sur Khabarovsk ce samedi et l’eau stagne sur la chaussée, dévale en torrents la pente de la rue Mouraviev-Amourski jusqu’aux rives du fleuve Amour, détrempe les chaussures, rince les manifestants et fait baver l’encre des pancartes artisanales proclamant «Rendez-nous Sergueï Fourgal !», l’ancien gouverneur arrêté le 9 juillet et envoyé à Moscou pour y être jugé pour des accusations d’assassinat.

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Au passage du cortège, les voitures ralentissent pour éviter de soulever des trombes d’eau et klaxonnent pour marquer leur soutien, leur conducteur hasarde parfois un pouce en l’air à l’air libre par une fenêtre rapidement entrouverte. Directement importées de Corée et du Japon, certaines ont le volant à droite. Avec les bus de marques chinoises, c’est le signe le plus évident que nous sommes dans l’Extrême-Orient, sur la frontière avec la Chine, à 8 000 kilomètres et sept fuseaux horaires à l’est de Moscou.

La capitale dort encore, mais à Khabarovsk les slogans se succèdent, le cortège avance, la pluie ne faiblit pas, les manifestants non plus. «C’est quand même plus agréable que la semaine dernière», blague un passant. Il avait fait, alors, plus de 35 degrés toute la journée. Il faut dire que les «dalniévostochniki», «ceux de l’Extrême-Orient» en russe, ont l’habitude des climats extrêmes. Ce n’est pas cela qui les empêchera de manifester.

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Depuis le 9 juillet, tous les samedis, déluge ou fournaise, ils se rassemblent dans le centre de Khabarovsk pour protester contre l’arrestation de leur gouverneur, Sergueï Fourgal, l’un des deux seuls représentants de l’opposition à être parvenus à se faire élire lors des scrutins régionaux de 2018, très populaire parmi ses administrés. «Il s’est distingué par son accessibilité, raconte Alexeï Naumov coordinateur régional du mouvement Open Russia. Si quelqu’un venait faire un piquet devant le siège du gouvernement, il lui arrivait de sortir en personne, de demander ce qui n’allait pas, d’écouter et de régler le problème. Les gens lui faisaient confiance. Et en deux ans, il a fait le tour de toute la région, a rencontré tout le monde, construit des écoles, des logements sociaux.»

Courbe de popularité

Attitude inacceptable pour le Kremlin : en Russie, la mission principale des gouverneurs de régions est de veiller au maintien de la courbe de popularité du président, certainement pas de lui faire de l’ombre. Le jeudi 9 juillet, il est arrêté par le FSB. Accusé d’avoir commandité des assassinats d’hommes d’affaires en 2004, on l’expédie menottes aux poignets à Moscou où il est mis au secret. Deux jours plus tard, des dizaines de milliers de personnes manifestent pour obtenir sa libération, ou a minima, qu’il soit jugé sur place, dans sa ville, et pas à huis clos dans la capitale.

Ce samedi marque la quatrième semaine de mobilisation. Ils sont plus de dix mille, mais personne ne compte réellement. L’ambiance est festive. À une fenêtre une babouchka au visage fripé comme une vieille pomme agite un foulard traditionnel en direction de la foule, qui lui répond par des hourras. Puis ils reprennent leurs slogans : «Procès honnête à Khabarovsk», «Fourgal c’est notre choix», «Rendez-nous Fourgal.»

«Poutine démission»

Puis, on entend aussi «Poutine démission», typique des manifestations d’opposition en Russie, mais qui sont de plus en plus entendus chaque semaine. «Les premiers jours, se souvient Riourik Fominikh, représentant à Khabarovsk du parti libéral Yabloko, il n’y avait aucun mot d’ordre de ce genre».

«Quand j’ai commencé à manifester, confirme Elena, la trentaine, portant un t-shirt blanc "Je suis Sergueï Fourgal", j’étais presque sûre que Poutine interviendrait rapidement pour le faire libérer. Mais là, on voit bien que le pouvoir ne nous écoute pas.»

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Après une semaine de silence radio, Vladimir Poutine a pourtant fini par réagir en nommant au poste de gouverneur par intérim Mikhaïl Degtiarev, issu lui aussi du parti LDPR, un mouvement d’extrême droite, et député au parlement national. Vu de Moscou, la manœuvre pouvait sembler adroite. Elle a d’ailleurs apaisé la colère du président de LDPR, Vladimir Jirinovski, qui avait agité la menace d’une démission en bloc de tous ses élus à la Douma.

Mais pour les dalniévostochniki, elle est vécue comme un crachat au visage. Unanimement considéré comme un clown et un opportuniste, Degtiarev n’a surtout aucun lien avec la région dans laquelle il se retrouve ainsi parachuté. «Ce type, il n’est pas des nôtres, il n’a jamais foutu les pieds dans l’Extrême-Orient, s’énerve Vladimir, debout sur le rebord d’une fontaine, une pancarte "Liberté pour Fourgal" en mains. Ce n’est pas pour lui qu’on a voté, qu’il retourne d’où il vient !»

Clou dans le cercueil

Degtiarev, dès sa nomination, avait pourtant promis de «conquérir les cœurs» de ses nouveaux administrés. Mais, en refusant dès son arrivée sur place de venir rencontrer les manifestants, en insinuant que ceux-ci pouvaient être payés «depuis l’étranger», en méprisant et parfois menaçant, il se taille immédiatement une image d’homme de Moscou dont il ne se débarrassera plus.

Dernier clou dans le cercueil de ses rêves de popularité, il invite les manifestants à cesser leurs protestations d’un lapidaire : «On vous a déjà entendus, maintenant patientez jusqu’aux prochaines élections en septembre 2021.» «S’il avait voulu nous séduire, il fallait venir nous parler, reprend Elena. Sortir dans la rue, nous dire qu’il était de notre côté, qu’il allait faire son possible pour aider Fourgal, marcher en tête du cortège ! Pour moi, maintenant, c’est fini, plus personne ne le prend au sérieux.»

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Un peu plus loin, une manifestante brandit une pancarte proclamant «On va vous obliger à nous respecter!» La colère de Khabarovsk, c’est aussi celle d’une région qui s’estime délaissée par Moscou, la capitale lointaine, qui accapare les richesses et laisse pourrir l’Extrême-Orient. Le souvenir est encore vif de l’époque soviétique, quand la région était aussi privilégiée que prestigieuse. «C’était une région dans laquelle on venait pour travailler dur et gagner de l’argent, se souvient Riourik Fominikh. On y affluait de toute l’URSS. Et après 1991, tout a disparu du jour au lendemain, la population a commencé à refluer vers le centre. L’Extrême-Orient a été laissé à l’abandon depuis trente ans, cela dégrade l’image du pouvoir. Et ces manifestations en sont aussi le reflet. Ici aussi, c’est la Russie, souvenez-vous de nous et respectez-nous !»

Sans chef de file

Dans le cortège, aucun drapeau de mouvement politique. Depuis le début, le mouvement peine à se trouver un chef de file. Les manifestants s’organisent entre eux, sur Facebook, Whatsapp ou Telegram. Aucune figure n’émerge réellement pour incarner la protestation. Immédiatement après l’arrestation de Fourgal, son attachée de presse, Nadiejda Tomchenko, avait appelé à manifester, avant de très rapidement faire profil bas, dénonçant des menaces anonymes. Lors de la nomination de Degtiarev, deux députés LDPR quittent le parti avec fracas et annoncent, quelques jours plus tard, créer ensemble un nouveau mouvement La Voix de l’Extrême-Orient, mais leur initiative ne déclenche pas grand enthousiasme.

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Sur la place Lénine, à la fin du défilé, alors que la canicule revenue fait s’évaporer la pluie sur les pavés, des militants du parti centriste Russie Juste essaient de s’incruster en distribuant des tracts sans grande motivation. L’équipe régionale de l’opposant Alexeï Navalny est aussi très active, filme abondamment les manifestations, les diffuse et les commente au niveau national, mais reste très discrète sur le terrain.

Pour tout dire, personne n’a l’air pressé de prendre les commandes. Volonté, peut-être, de ne pas donner du grain à moudre aux médias d’État russes, prompts à voir derrière chaque mouvement de protestation, la main des «libéraux» inféodés à l’Occident ; mais aussi d’éviter d’attirer sur soi l’attention des autorités.

Blogueur arrêté

«Les gens ont peur, s’ils se mettent en avant, de finir comme Fourgal», confirme Alexeï Naumov d’Open Russia. Si la police est pratiquement invisible pendant les manifestations, le gouverneur par intérim n’a pas hésité à agiter la menace de la reconnaissance faciale pour identifier «les provocateurs».

Un blogueur politique de la région a été arrêté et condamné à sept jours d’emprisonnement pour avoir participé aux manifestations, qui n’ont pas été formellement autorisées : une épée de Damoclès qui pend, théoriquement, au-dessus des têtes de tous les manifestants de Khabarovsk. «Moi-même, reprend Naumov, je me suis fait agresser après l’une des manifestations. Et puis j’ai déjà trois condamnations administratives pour participation à des manifestations non autorisées. Une fois de plus, et je risque un procès pénal. Evidemment, ça fait hésiter. Mais c’est peut-être pour le mieux : s’il n’y a pas de chef, il n’y a personne à mettre en prison pour faire cesser le mouvement !»

Lucien Jacques Envoyé spécial à Khabarovsk


August 01, 2020 at 08:09PM
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